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Sur « Les capitaines vainqueurs ont une odeur forte. »


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« Les capitaines vainqueurs ont une odeur forte. »

André Gide.


Le « mystère » de cette épigraphe (supprimée dans l’édition définitive de 1943), ne fut élucidé qu’après la mort de Fargue. Il mérite que nous fassions le point sur son histoire.

« Tancrède par Tancrède » parut dans Pan quatre mois après la sortie de Paludes. L’épigraphe restée célèbre est la citation très exacte des propos tenus par le narrateur de Paludes :


        Mais précisément, chère Angèle ; les hommes forts sentent tous mauvais.

        C’est ce que mon jeune ami Tancrède a tâché d’exprimer dans ce vers.

        Les capitaines vainqueurs ont une odeur forte

        Je sais ce qui vous étonne : c’est la césure. Mais comme vous êtes colorée… 1


On crut par conséquent à un simple emprunt de Fargue à Gide, Paludes ayant fourni à la fois le titre de Tancrède et son épigraphe. Répondant à Larbaud qui hésitait à la reproduire dans son édition en 1911, Gide l’encouragea à conserver « cette citation qui explique (pour les gens renseignés) le titre même du livre » 2. Et Apollinaire pouvait écrire dans le Mercure de France du 16 juillet 1911 : « Ainsi, la renommée de M. Léon-Paul Fargue s’est perpétuée grâce à un vers d’un autre poète. » 3

En réalité, la phrase provient de la 1ére « Ouverture de tragédie », publiée par Fargue dans L’Art littéraire, en 1894. Mais Gide l’a modifiée en la citant dans Paludes, moins scrupuleux que ne le sera Fargue lui-même, ou plutôt, citant de mémoire sans en connaître la source, « un vers assez baroque de ce jeune prodige, citation d’un poème qui, je crois, ne fut jamais imprimé » 4. Supprimant le premier mot (« que »), il en a fait un alexandrin.

L’épigraphe est donc un clin d’œil de Fargue à Gide : il s’est reconnu dans le personnage de Tancrède, au point de signer de ce pseudonyme, mais il n’assume pas la paternité de la citation, puisqu’il attribue (à juste titre) l’alexandrin à André Gide.

« Et tout le reste est littérature »... Fargue se garda bien d’exhumer ses poèmes de L’Art littéraire, ce qui prolongea l’équivoque. La facétieuse épigraphe suscita perplexité et interprétations, sous des plumes variées : Guillaume Apollinaire dans l’article cité plus haut, Albert Thibaudet évoquant « une question obscure, non élucidée sur les origines de l’odeur forte des capitaines vainqueurs », dans une lettre adressée à Fargue, en 1927 5 ; Roger Vitrac avouera s’être « répété [ce vers] longtemps sans savoir à qui l’attribuer » 6. Adrienne Monnier enfin, en 1948, trouvait « curieux que Gide attribue la phrase à “son jeune ami Tancrède” » 7. La réponse que lui adressa Gide dans Biblio était, on l’a vu, fort imprécise. Maurice Saillet rendit publique la solution de l’énigme en 1951 8, grâce aux découvertes de J.-H. Sainmont qui avait retrouvé dans L’Art littéraire, la « Première ouverture de tragédie » contenant le fameux vers, publiée dans la revue 84, en 1949.

L’identification de la citation elle-même a été jusqu’à présent la seule interrogation sur cette épigraphe, occultant une autre question qui ne semble pas avoir encore été posée : pourquoi Gide a-t-il choisi, pour nommer le personnage de Paludes inspiré par Fargue, le nom de Tancrède ? La phrase citée appelait certes un guerrier héroïque, mais pourquoi celui du Tasse plutôt qu’un autre, par exemple tiré de l’antiquité gréco-latine, plus en accord avec la tonalité virgilienne de Paludes, et de son « héros » Tityre ? Émile Henriot estimait en 1951, dans un compte-rendu de biographies récentes d’Alexandre le Grand 9, que l’épigraphe de Tancrède « trouvait sa contrepartie dans Plutarque, où il est dit que la sueur d’Alexandre sentait bon. » Et L. R. Schub ajoute que Flaubert avait remarqué en 1869, dans L’Éducation sentimentale, que « les héros ne sentent pas bon ! »

Du reste, est-ce bien à la Jérusalem délivrée que Gide se réfère directement ? Le contexte de l’ « Ouverture de tragédie » n’est pas incompatible avec une atmosphère de croisade. On peut aussi penser au Tancrède de Voltaire, qui a l’avantage d’être une tragédie, ou encore au madrigal de Monteverdi inspiré du Tasse, Le combat de Tancrède et Clorinde. Ce dernier met en scène un épisode pathétique : le vaillant croisé Tancrède, croyant combattre un guerrier ennemi, se bat contre celle qu’il aime, la sarrasine Clorinde, et ne découvre avec douleur sa méprise qu’après l’avoir tuée. L’ambiguïté sexuelle présente dans cette scène a pu séduire Gide, mais aussi décider le jeune Fargue à endosser le pseudonyme pour signer dans Pan cette première œuvre sulfureuse... Il revient aux exégètes gidiens d’étudier ce problème, et de retrouver la source du « Tancrède » de Gide...


La lettre de Jourdain

En octobre 1898, il rejoint Toul, où il restera désormais. Le dimanche, il loue parfois une voiture et passe la journée en ville. Il espère aller assister « à une conférence à l’École des Langues orientales », puis à un concert classique à Nancy – « programme sensationnel » – pour lequel il demande quarante sous (le 10 novembre 98). Il conclut toutefois : « Tout est triste ».

Outre les fréquents envois maternels contenant friandises et argent, et les lettres paternelles également réconfortantes, le contact entretenu avec Francis Jourdain le soutient pendant ces années pénibles. Jourdain correspond avec le soldat, le voit pendant ses permissions : « J’allais le chercher à la descente du train et nous ne nous quittions plus. Il reprenait possession de sa chère gare de l’Est, de son quartier, de notre Paris. » 10.

Dans une lettre envoyée au printemps 1898, Jourdain parle d’un projet inspiré par le théâtre de marionnettes de la rue Ballu, animé par Claude Terrasse, Alfred Jarry et Franc-Nohain. Fargue y participerait bien sûr, comme auteur :


Je voudrais savoir aussi si tu n’as pas quelque espoir, même lointain, de te rapprocher de Paris...

Je voudrais bien organiser un guignol dans mon atelier. Je me proposais de t’en parler, de te demander une pièce si tu as quelques jours de repos. Nous causerons de tout cela longuement.

Au théâtre des Pantins on a joué dernièrement Vive la France [!], une pièce de Franc-Nohain […] au deuxième acte, un des personnages : “Les capitaines vainqueurs ont une odeur forte… a dit le poète.” Et voilà la gloire !


1. A. Gide, Paludes, Éd. de l’Art indépendant, 1895, p. 92.

2. Lettre datée « Jeudi soir [19 ou 26] janvier 1911 ». Cahiers André Gide, n° 14, « Correspondance André Gide – Valery Larbaud », 1989, pp. 64-65.

3. G. Apollinaire, « Tancrède », article repr. dans Anecdotiques, Stock, 1926, pp. 34-35.

4. A. Gide, « À propos du Tancrède de Léon-Paul Fargue », Biblio, n° 4 (avril 1948) p. 3.

5. Repr. dans Le Manuscrit autographe (juil.-août 1927) p. 94.

6. « Léon-Paul Fargue, seul », Les Feuilles libres « Hommage à Fargue » (juin 1927) p. 125.

7. « Fargue, premières rencontres », article du Mercure de France (1er janv. 1948) repr. dans Rue de l’Odéon, 1960. (Rééd. 1989, p. 131).

8. Justin Saget, « Billet doux – Tancrède », Combat (1er fév. 1951).

9. « Histoire et légende d’Alexandre », Le Monde (14 mars 1951).

10. Francis Jourdain, né en 1876, op. cit., p. 230.


Barbara Pascarel

Extrait de sa bibliographie critique de Léon-Paul Fargue.