OuPhoPo 8OPP-8.html




BICENTENAIRE DE LUTEMBI

Ou

Pho

Po

Lutembi, vu par Henri Thomas et Hoyningen Huene


Fantasmes crocodilidylliques




photo de Francis Frith


Lutembi, crocodile de Lettres, Satrape, Procurateur Général pour tous les Terroirs, Lacs, Lagunes, Fleuves, Marécages, Lieux Habitables et Inhabitables des Afriques Équinoxiale, Capricornienne et Cancéreuse, Représentant Hypostatique de Sa Magnificence sous le soleil de 79 E.P., disparu sans laisser de traces à un temps indéterminé à l'âge de plus de 150 ans, rencontra Hoyningen Huene, photographe de mode, en 1937, mais de ce face à face, seul le témoignage de ce dernier nous est parvenu. Photo à l'appui, nous pouvons le lire dans les mémoires de son voyage en Afrique, African Mirage (Batsford, Londres, 1938) pp. 52-53, dont nous fournissons la première traduction française ici  :


  1. « Le lendemain matin, le ciel est couvert, la terre rouge — plus rouge encore que jamais — s'est transformée en vase. Kampala est une gigantesque compote [en français dans l'original], et je me sens comme une mouche prise à la surface d'un dessert sans saveur.

  2. Nous parcourons en voiture les collines au bord du lac Victoria, et nous traversons […] les quartiers résidentiels de Kampala avec ses églises mornes et sans inspiration, faites de briques comme des étables. En pleine campagne, nous atteignons à treize kilomètres de là une piste étroite où nous espérons rencontrer le célèbre “Lutembi”. Lutembi étant un crocodile géant qui vit sur une petite île à un mille de la rive. Ce monstre, centenaire au moins, fut employé comme bourreau par les indigènes en des temps révolus. L'accusé était ligoté puis abandonné toute une nuit sur l'embarcadère, près de l'eau. S'il n'était pas mangé le lendemain matin, il était proclamé innocent puis libéré. On me dit que bon nombre de missionnaires à l'ère des pionniers finirent leurs jours à l'intérieur de Lutembi. Les indigènes l'appellent en frappant l'eau avec le couvercle d'une boîte à biscuits et en criant, “Lutembi ! Lutembi ! Lutembi !” jusqu'à ce que le crocodile émerge des eaux peu profondes, dandinant à travers la vase sa forme dégingandée, pour reposer ses bajoues sur la rive. Puis il ferme les yeux à demi et attend. Les indigènes vous demandent un “shilling”, après quoi un morceau de poisson lui est lancé. Lutembi tourne la tête, et avec un coup brusque le poisson disparaît — une seconde à peine pour voir l'intérieur rose et dentelé d'une immense caverne garnie de crocs aigus et menaçants. Après son effort il retombe dans un sommeil feint, ou il tourne le dos à son public, la tête dans l'eau et la queue sur terre. Fred, l'esprit pratique, demande à Edward de le photographier pendant qu'il lui tient la queue — c'est pour ses diapos de lanterne magique qui accompagneront ses conférences. Après, glissant, ondulant lentement, Lutembi s'affaisse dans les eaux boueuses et se dirige vers son île, devenant, graduellement, un tronc dentelé d'arbre au fur et à mesure qu'il regagne le lac au large.

  3. À part Lutembi, Kampala a un roi dans un palais, quelques missionnaires, quelques prostituées et une banque […]. »


Visiblement ému, Huene ne sut se comporter autrement qu'en touriste. Il se venge de sa propre lâcheté en enrobant son récit de toute une occidentale fantasmagorille africaine. Lutembi, humaniste averti, mord ; Huene, rigide, est mesmérisé par le vagina dentala qu'il n'ose pénétrer. Après tant de défilés, Huene prit congé de Vogue pour se perdre et se retrouver en Afrique : le voici au point critique de son voyage intérieur. Il se retrouve face à la femme éternelle qui défile toujours, et qui, suivant sa belle phrase, waddles [her] ungainly shape through the slime. Et c'est la révélation ! de la bouche immonde, du sourire fixe, du sommeil feint, de l'avaleuse vaseuse empoissonnée, des larmes de crocodile et de la mère castratrice dont on cherche à tenir la queue.

Lutembi fit sans doute le plus grand bien au développement psychique du photographe. La contribution de Lutembi à la vie culturelle de la planète, après de longues années de Deibleries, prit un tour plus littéraire trois lustres plus tard avec ses écrits, incontournables, sur Charles Chassé (Cahier 3/4, pp. 70-72), sur l'émission radiophonique "Bonjour M. Jarry" (Cahier 5/6, pp. 107-110), sur les sources de la Cantatrice chauve de Ionesco (Cahier 8/9, pp. 87-89), etc. C'est Henri Robillot, dans un "chapeau" précédent le deuxième de ces augustes papiers, qui encouragea naguère le lecteur-voyageur ou explorateur d'aller "admirer son urbanité, sa science et son charme, en l'allant visiter à Kampala, dans le fleuve, non très loin du Lac Victoria-Nyanza", comme Huene l'avait fait 15 ans avant.

Jaloux de sa faconde, Henri Thomas s'érigea psychologue à son tour et laissa entendre, dans un roman à clefs-anglaises Une Saison volée (Gallimard, 1986), que l'amitié profonde qu'Emmanuel Peillet témoignait pour Lutembi était d'ordre bassement œdipien. Thomas savait que Lutembi avait tout loisir pour aller se rassasier des parents missionnaires d'Emmanuel. Le père Ernest Peillet et la mère Juliette-Augustine Peillet, missionnaires du Tiers Ordre (p. 89 et 107), s'étaient rencontrés à Cotonou (p. 107), Bénin, ce qui est assez loin de l'île favorite de Lutembi, mais on peut penser qu'une fois en Afrique les parents d'Emmanuel Peillet voyageaient, tout comme la gloire sinon la présence de Lutembi qui, selon Robillot, était "célèbre parmi les habitants de l'Ouganda, du Kenya, du Tanganyika, du Rwanda-Urundi, du Haut-Congo et du Haut-Nil […]". Le défaut d'une rencontre attestée n'est pas un obstacle à l'imaginaire de Thomas qui ne retient que la possibilité d'une rencontre, tout comme Peillet dans son roman qui voit Lutembi tournant sur toutes les rives du lac Victoria, comme en quête.

Comme nous sommes heureux d'avoir le portrait photographique de l'objet de tous les fantasmes ! Qu'on aille si loin pour avoir l'image extérieure de nos symboles intérieurs est une joie renouvelée à chaque regard sur cette photographie.